Déposé le 30/04/2015 à 18h24 Témoignages
Monsieur T. est béninois. Il est arrivé il y a plus de deux mois, méfiant, angoissé et souffrant. La seule position supportable pour lui est d'être allongé totalement à plat, sans oreiller. Ainsi immobile, le drap remonté jusqu'au cou, dessinant un corps trop maigre, le visage émacié, les yeux creusés, il ressemble un peu à une momie. Je l'ai déjà rencontré plusieurs fois et nous avons appris à nous connaitre un peu. Il parle peu, mais chacune de ses paroles est pesée. Quelques mots sur sa maladie, quelques mots sur son pays, quelques mots sur ses enfants restés là-bas... Il est à la fois grave et drôle, direct et pudique, et ne cesse de me surprendre par son agilité à passer d'un registre à l'autre.
Aujourd'hui, je vois à son regard que le moral est bas. Très bas.
Il y a une semaine encore, son frère était là, et tentait de me convaincre que quelqu'un lui avait lancé un sort au pays; qu'il devait y avoir une poupée quelque part, plantée d'aiguilles; Monsieur T. l'écoutait et me regardait, comme s'il attendait une réaction de ma part. Ne disant rien lui-même... Mais aujourd'hui son frère est reparti, et les aiguilles doivent toujours être en place parce que Monsieur T. est très faible. "Très faible et très triste" me disent les soignants; peut être qu'en descendant son lit au jardin, bien à plat, tout doucement...
L'installation est un peu longue; Heureusement il fait beau; Monsieur T. demande à voir le soleil en face. Il ferme les yeux et se réchauffe.
- il y a quelqu'un qui fume derrière nous non?
Je me retourne et vois effectivement un homme assis avec une cigarette.
- je voudrais bien fumer une cigarette.
C'est la première fois qu'il me fait cette demande.
- vous fumez ?
- je fumais il y a longtemps. Mais j'ai arrêté parce que c'était mauvais pour la santé... Drôle non ? Maintenant je crois que je peux recommencer. Donne-moi une cigarette.
- mais je n'en ai pas.
- va demander au monsieur derrière moi. Quand il va savoir que c'est pour moi, il te donnera tout le paquet.
Je me dirige vers le fumeur et lui fais part de la demande. L'homme regarde vers le lit, tente de voir le malade qui lui tourne le dos, et me tend une cigarette... Puis deux - si ça peut lui faire du bien le pauvre- et son briquet.
Monsieur T. me sourit :
- qu'est ce que je te disais...
Je lui tends la cigarette qu'il prend faiblement entre ses lèvres, et approche le briquet. Rien que le fait d'aspirer pour allumer sa cigarette a l'air de l'épuiser. Il prend une longue bouffée, et ferme les yeux.
- j'avais oublié comme c'était bon.
Assise à coté de lui je regarde la cigarette se consumer lentement. Monsieur T. n'a pas la force de la tenir, ni même de secouer la cendre. Tout juste celle d'aspirer. A plusieurs reprises, je la récupère in extremis sur le drap, essuie la cendre tombée... Il s'endort presque. Sa cigarette penche dangereusement, je tente de la lui enlever...
- laisse-la-moi.
En silence il fume cette cigarette et je ne peux pas m'empêcher de la rapprocher de celle du condamné. La première depuis longtemps... mais peut être la dernière.
Le soleil s'est caché, monsieur T. commence à avoir froid malgré les couvertures et nous remontons dans sa chambre.
- Je te tutoie et toi t'arrêtes pas de me vouvoyer !
- et alors, vous voudriez que je vous tutoie?
- oui
- alors maintenant je te tutoie? ... ça fait bizarre.
Et c'est vrai que ça me fait un drôle d'effet; Le "tu" c'est la proximité, la familiarité... Et cet homme a toujours gardé une distance dans ses propos, une retenue, parfois presque une méfiance me semblait-il, qui ne vont pas avec ce tutoiement... Je me sens presque intimidée. Mais la rencontre est finie... et je ne reviens que dans une semaine... Ce sera une autre histoire...
- j'ai passé un très bon moment au jardin avec vous... pardon... Avec toi.
Je n'ai plus jamais tutoyé Monsieur T. La semaine suivante il était parti. Pour être enterré dans son pays
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