Déposé le 04/02/2014 à 14h45 Réflexions de soignants
Je travaille depuis 1987 dans l'Unité Cancer de l'Hôpital des Enfants à Bruxelles et je suis, avec mon collègue Yves Benoit de Gand, le cancérologue pédiatrique le plus âgé encore en activité dans ce pays. Mais ce n'est pas à ce titre que j'interviens dans cette carte blanche. J'interviens parce que, depuis 1987, j'ai accueilli avec mes collègues 1250 enfants cancéreux dans notre unité dont 260 sont décédés. J'interviens aussi parce que, en tant que médecin directement responsable du traitement d'enfants atteints de tumeurs cérébrales malignes, première cause de mortalité parmi les cancers pédiatriques, j'ai été confronté jusqu'à présent à 84 décès parmi les 270 enfants qui m'ont été confiés. J'interviens aussi pour dire que oui, cela m'est arrivé d'injecter chez des enfants en fin de vie, à l'Hôpital ou à la maison, des médicaments puissants contre la douleur parce que j'étais démuni devant leur détresse.
À cette époque, je rêvais de pouvoir disposer d'infirmières qui se seraient rendues à domicile pour prendre en charge les enfants dits « en fin de vie » ; je rêvais de pouvoir compter sur des médecins formés à la complexité des soins palliatifs pédiatriques et je réalisais que, pendant mes deux années de spécialisation en cancérologie pédiatrique aux États-Unis dans les années 80, l'aspect fin de vie n'avait pas été suffisamment abordé et des modules de formation dans ce domaine m'auraient été bien utiles.
Mensonge
C'était il y a longtemps, très longtemps, quand Internet n'existait pas, que le beeper sonnait dans ma poche quand j'étais de garde pour rappeler l'hôpital, quand des Belges gagnaient encore des étapes au Tour de France. Alors, oui, à cette époque où on allait en diligence faire les soldes à Londres sans se mouiller les pinceaux, peut-être aurais-je compris l'existence d'un projet de loi qui étend aux mineurs d'âge la dépénalisation de l'euthanasie. Est-ce l'hawaïenne de ce soir qui est trop forte ? Est-ce que mes rêves d'il y a 30 ans sont devenus réalité ? Vu ma perception erronée des problèmes actuels, j'ai demandé à mes collègues cancérologues pédiatriques chevronnées si elles se souvenaient avoir eu à faire face à des demandes d'euthanasie par des enfants/adolescents : « Non, m'ont-elles répondu »... mais elles mentaient sans doute. « Moi non plus » ai-je immédiatement répliqué... encore un mensonge ?
Mais, nous dira-t-on, cela ne veut pas dire que ces demandes n'ont pas existé, vous les avez tout simplement refoulées dans votre subconscient ! En revanche, nous nous souvenons tous de parents demandant instamment de ne pas prolonger la survie de leur enfant inconscient et en fin de vie suite à l'échec de multiples traitements. Mais cela n'est pas l'objectif du projet de loi récemment approuvé à la Chambre. Non, non, cette loi concerne bien les enfants/adolescents présentant des souffrances physiques non contrôlées et qui dans cette situation à l'évidence sereine peuvent en toute objectivité et de façon mûrement réfléchie demander une euthanasie active ! Et ils ont raison ! Mais oui, c'est bien connu, depuis 50 ans, aucun progrès n'a été réalisé dans le contrôle de la douleur ! Et si progrès il y a il n'est de toute façon pas applicable dans ce pays proche de la planète Mars qu'est la Belgique ! Quant aux formations en soins palliatifs elles n'intéressent personne ni médecins, ni infirmiers ! Mais oui, les cliniques « douleurs » développées dans les hôpitaux ne sont qu'un leurre pour attirer le chaland et lui faire croire qu'on s'intéresse à son problème alors qu'on n'y comprend rien.
Une loi importante
Cette loi est très importante car elle concerne un grand nombre imaginaire d'enfants, car elle permet à des gens de se placer comme défenseurs de la veuve et de l'orphelin en utilisant des prétextes fallacieux. Elle est importante car totalement obsolète, seul critère de son existence dans notre surréalisme noir/jaune/rouge ; importante car elle donne le sentiment d'être Dieu avant Dieu et de pouvoir donner la mort à un enfant avec la reconnaissance éternelle de sa famille sans oublier les trois exemplaires à faire signer avec la copie bleue pour la commune ; elle est importante car toi pédiatre tu n'y connais rien et ce ne sont pas tes 84 décès qui vont changer quoi que ce soit car moi au sein de commissions stériles où je me gargarise de mots comme éthique, responsabilité, altruisme et compassion, mots qui veulent dire le contraire dès que je les prononce, moi je connais tellement mieux que toi ce que je n'ai jamais vécu, ce délicat moment de fin de vie où l'on est confronté devant la fausse réalité des faits et la vérité incertaine des sentiments.
Alors me direz-vous, que signifie cette mascarade ? C'est tellement évident quand on sait qu'il y a des milliers de problèmes de santé qui touchent tous les âges pédiatriques et qui sont bien plus importants que celui dont fait l'objet cette loi qui n'intéresse en fait personne sur le terrain. C'est clair qu'en passant des heures à se faire aussi gros qu'un bœuf, à soigner son ego, à donner du « Monsieur le Président », du « Je ne suis pas d'accord » et je tape du poing... et « la tranche de pâté pas trop épaisse Madame Michu »... on évite d'affronter les vrais problèmes de santé qui minent ce pays, problèmes qui eux demandent ce que l'on trouve chez les enfants en fin de vie, leur famille et ceux qui les entourent, à savoir... du courage.
Carte Blanche publiée dans Le Soir, samedi 1er février 2014.