Déposé le 27/01/2015 à 18h01 Témoignages
Assise dans son fauteuil roulant, une dame que je n'ai jamais rencontrée sonne avec insistance. Je me permets de me présenter dans sa chambre, prête à aller informer les soignants si je ne peux répondre à sa demande ; mais c'est d'une cigarette dont elle a besoin.
Après avoir fait le tour de sa chambre pour y trouver ses cigarettes, son briquet et son verre de vin « parce que ça va si bien avec » précise-t-elle, elle m'emmène vers le fumoir ; un lieu parfaitement inhospitalier, où la fenêtre toujours ouverte nous fait croire que nous sommes dehors, la pureté de l'air et la vue en moins et dont l'odeur entêtante nous rappelle immédiatement l'objet de la visite.
Je ferme la fenêtre pour éviter de rajouter du froid au froid, entoure madame N. de sa robe de chambre et lui tends sa cigarette sans filtre. Elle pose son verre de vin sur la table, déplace un peu la maigre plante verte qui tente de survivre malgré le tabac, rapproche le cendrier et curieusement, ce rituel bien réglé me donne l'impression que je suis invitée chez elle à l'heure de l'apéritif.
L'allumage de la cigarette est long, laborieux. La flamme du briquet effleure à peine la cigarette, trop à droite, puis trop à gauche, puis s'éteint. Madame N. n'arrive pas à aspirer, tousse, puis recommence. Dans un silence religieux, ce geste se répète jusqu'au succès. Un grand sourire s'installe alors sur son visage, c'est une petite victoire sur la maladie, sur le temps, sur la mort.
Elle met sa tête en arrière, aspire une longue bouffée et ferme les yeux. Elle a l'air bien. Elle me fait penser à ces femmes installées sur leurs chaises longues, offrant leur visage détendu aux derniers rayons du soleil d'hiver, emmitouflées dans de grands plaids.
Elle tend son bras pour prendre son verre de vin et en savoure une toute petite gorgée. Chaque geste est lent, harmonieux, à la fois difficile et léger parce que source de plaisir ; le silence qui nous entoure est léger lui aussi .Elle finit par me regarder et me dire :
- nous avons tous un désir d'éternité.
Elle laisse un temps et ajoute :
- nous voudrions des amours éternelles, des amitiés aussi, mais la vie nous apprend que ça n'existe pas.
Etonnante phrase qui vient de rompre le silence pour nous entrainer dans une quête de sens. Cette femme me confie ses peurs, ses amours, l'épreuve de la mort de sa compagne « tellement plus jeune que moi. Elle aurait dû partir après ».
Elle évoque sa mère aux yeux si bleus « les miens sont bien moins beaux, elle était tellement belle ». Et devant ses yeux passe un voile d'amertume, de regret. Je soutiens son regard, d'un vert profond que les années ont délavé, installant comme une distance entre elle et la vie.
- Je ne crois en rien vous savez ; j'aurais bien aimé, surtout quand j'ai perdu mon amie. Savoir qu'elle n'allait nulle part, qu'elle n'était plus rien, me retrouver face au néant. J'envie ceux qui croient ; au moins ils ont un après. Alors que moi...
Elle raconte l'évolution de sa maladie, la déformation de son corps, sa maigreur, la perte progressive de la marche, ses douleurs de la mâchoire ; elle est fatiguée de tout cela.
Elle boit à nouveau une gorgée de vin et prend une deuxième cigarette.
- C'est bon les deux ensemble, même si je sais que c'est mauvais !
Elle a un air gourmand, presque voluptueux l'espace d'un instant ;
- Vous savez ce qui empêche l'éternité en amour ? Je crois que c'est la sexualité.C'est compliqué la sexualité avec le temps. Les vraies amitiés ont plus de chance de durer parce qu'il n'y a pas de sexe.
Elle écrase sa cigarette et en prend une nouvelle. Son verre de vin est vide –dommage- Elle repose sa tête en arrière.
Le silence ne ressemble plus au précédent. Son regard se perd à travers la fenêtre vers un ailleurs qu'elle seule connaît. Nous sommes toutes les deux côte à côte dans cette petite pièce enfumée dont les murs semblent s'être repoussés l'espace d'un moment ; elle tend la main vers son paquet de cigarette, en sort une dernière méticuleusement, et me sourit :
- et pourtant... nous avons tous un désir d'éternité.