Déposé le 13/01/2015 à 11h28 Témoignages
Monsieur D. est atteint d'une sclérose latérale amyotrophique aussi appelée SLA... Trois lettres, SLA; comme toutes les initiales, ça sonne moins violent, plus supportable.
Depuis maintenant six ans il se voit perdre en autonomie et en mobilité. Au moment où je le rencontre, il est totalement paralysé, a perdu l'usage de la parole et est assisté d'un respirateur. Dans la chambre, il y a ses parents, venus du Portugal pour quelques jours; Ils sont d'une tristesse contagieuse, et j'hésite un peu à rester, mais leur fils, d'un regard, m'invite à m'approcher. Son œil, aujourd'hui, c'est la seule partie de son corps qui a gardé une mobilité. Avec lui il parle, sourit, communique, à sa façon. Il me montre son ordinateur, et comment d'un mouvement de l'œil Il peut se connecter à internet, regarder des photos, ouvrir sa messagerie ... Il a l'air fier de cet outil et semble prendre un certain plaisir à me faire une démonstration; il commence un mail à sa fille, referme le fichier pour me montrer son visage en photo, écrit son âge -15- à coté, puis fait défiler plusieurs photos pour me présenter sa famille; deux autres têtes blondes de treize et dix ans, et une ravissante femme. Il m'écrit que demain sa fille vient fêter son anniversaire ici. Il me dit que ça le rend heureux, et son regard s'éclaire. Mon esprit aussi. Je comprends que je suis face à l'homme dont j'ai entendu parler tout à l'heure: cet homme qui a demandé un arrêt de traitement et face auquel le service est en si grande souffrance. Equipé d'un respirateur qui a pris le relais de ses poumons, il a demandé à être débranché après l'anniversaire de sa fille. Je comprends aussi l'immense tristesse que j'ai lue sur le visage de ses parents. J'ai du mal à faire correspondre cette demande de mort avec le visage si jeune et le regard si vivant et rieur de cet homme.
Je sais qu'à sa première demande, les soignants ont été déstabilisés. Ils ont tenté d'en comprendre les raisons profondes. Ils ont espéré pouvoir l'aider à trouver du sens, lui donner envie d'autre chose. Médecins et psychologues ont parlé avec lui, ont vu sa famille, ont écouté, échangé. Mais Monsieur D. a renouvelé sa demande. Plusieurs fois. Alors ils ont fait venir un médecin extérieur, n'ayant aucun lien avec les équipes en place, pour qu'à son tour il écoute et tente de savoir si une autre solution peut être proposée. Et Monsieur D. a confirmé sa demande : il veut un arrêt de traitement. Il n'en a pas marre de la vie. Il veut mourir parce qu'il n'y a pas de structure aujourd'hui qui puisse l'accueillir, et il ne veut pas faire vivre ça à sa famille. C'est son droit, dit-il...
Les médecins vont le faire. Ils vont débrancher le respirateur, et pour que Monsieur D. ne souffre pas d'une sensation d'étouffement, ils vont auparavant l'endormir.
Debout à côté du lit de Monsieur D. je me sens soudain très démunie; partagée entre une immense empathie pour lui et le calvaire qu'il endure depuis toutes ces années, et une grande tristesse pour sa famille, ses enfants... J'essaie de faire taire dans ma tête les voix des soignants qui m'ont parlé de leur souffrance; depuis trois semaines qu'ils s'occupent de lui, ils ont tissé des liens qu'il va falloir couper d'une façon inhabituelle. Je ne trouve plus beaucoup de mots à partager avec lui, tous me semblent tellement dérisoires face à ce choix qu'il a fait. Je m'imprègne de la sérénité qu'il dégage en espérant qu'elle ne le quittera pas, et cherche sa main pour lui dire au revoir.
En sortant de la chambre je croise une infirmière. Nous échangeons un regard. Pas besoin de mots. Je n'en ai pas. J'ai besoin de silence. La semaine prochaine quand je reviendrai, le lit de Monsieur D. sera vide, et je serai là pour écouter les soignants. Certains auront posé un jour de récupération ou de congé pour ne pas être là, d'autres auront choisi d'être là jusqu'au bout et d'accompagner au mieux; mais quel que soit leur rôle, tous me partageront leur souffrance.