Déposé le 10/10/2014 à 18h19 Opinion citoyenne
Médecin catholique, pourquoi je pratique l'euthanasie. Un titre en forme de justification. De provocation. De revendication. Un titre qui a fait couler beaucoup d'encre en France, ce qui était probablement une des intentions de l'auteur. En Belgique, où le livre n'a guère suscité de réaction, l'euthanasie, dépénalisée depuis maintenant plus de 12 ans, est désormais bien installée. Le fait qu'une catholique "engagée" livre son témoignage sur cette pratique n'y change pas grand chose. Il en va tout autrement de la France, où le débat est d'une brûlante actualité.
La confrontation avec la mort
Le témoignage du docteur Van Oost s'ouvre sur le cas d'Albertine qui, au fil des pages, se révèle comme la véritable clé de lecture du parcours de l'auteur. Albertine, atteinte d'une maladie incurable, qui la plonge dans une angoisse intense, demande la mort de façon répétée. A une époque où il n'est pas encore question d'euthanasie légale en Belgique. Elle est la première à confronter Corinne Van Oost à l' « interdit majeur » que représente cet acte. Voyant la mort comme « l'abandon et le lâcher-prise », opposée à l'euthanasie, celle-ci propose des alternatives, refusées par Albertine. Ne voulant pas se résoudre à l' « abandonner », le docteur Van Oost « se surprend » à franchir l'interdit et décide de répondre favorablement à la demande, de « toucher à cette violence », de « partager la souffrance » de sa patiente... en lui administrant la mort.
Certes, le lecteur découvre, au fil du parcours de l'auteur, une femme passionnée, à la grande sensibilité, chez qui la confrontation douloureuse avec la mort suscite un intérêt jamais démenti pour le soin des patients en fin de vie. Pionnière des soins palliatifs, d'abord en France puis en Belgique, le docteur Van Oost nous livre de très belles pages sur l'apport de ces soins et sur la prise de conscience et le refus de l'acharnement thérapeutique. Mais il découvre aussi le parcours contradictoire d'une femme qui « philosophiquement opposée » à l'euthanasie – elle luttera fermement contre la dépénalisation de l'euthanasie, votée en 2002, après l'avoir déjà pratiquée dans l'illégalité – finira par dire « qu'une société qui admet l'euthanasie est une société qui a gagné en humanité », et que lorsqu'elle pratique une euthanasie, elle se sent « davantage en phase avec l'esprit des soins palliatifs » que quand elle administre une sédation palliative (« entre le sommeil et l'euthanasie, j'ai cette impression de mieux respecter l'autre en pratiquant l'euthanasie »).
L'euthanasie, au risque de s'y habituer
Comment expliquer un tel retournement ? Comment comprendre qu'un médecin, pour qui l'euthanasie reste toujours une transgression, un mal, un échec, accepte de s'y embarquer, au risque de s'y habituer ? Et s'y habitue manifestement, au point de l'intégrer à sa conception des soins palliatifs, et d'y voir même une condition de l'accès pour tous à ces soins. En réalité, le lecteur assiste tout au long du livre à un glissement, lent mais constant, dont le point de départ est le cas évoqué plus haut et qui, de transgression en transgression, finit par pousser Corinne Van Oost à affirmer sans détours qu'elle n'a d'autre choix, pour certains de ses patients, que de leur donner la mort. Comme si, finalement, le médecin qu'elle est refusait d'accepter que la maladie puisse avoir le dernier mot. Au point que l'on finit par se demander si c'est bien elle qui choisit d'assumer l'euthanasie, ou si c'est l'euthanasie qui, une fois acceptée, finit par l'emporter dans sa propre dynamique, comme dans un tourbillon incontrôlable. Et qui pousse alors l'auteur à justifier sa démarche au travers d'innombrables contradictions, dont la moindre n'est pas qu'elle accepte de pratiquer l'euthanasie... pour mieux la combattre.
Comment ne pas faire le parallèle avec le parcours de l'euthanasie en Belgique ? Promue et adoptée pour répondre aux souffrances inapaisables de certains malades, « vendue » comme un recours exceptionnel, justifiée par la nécessité « d'encadrer » une pratique déjà existante, force est de constater qu'en un peu plus de dix ans, celle-ci a désormais pris une toute autre dimension. L'euthanasie est aujourd'hui largement sortie du cadre de la fin de vie, les statistiques de son application sont tristement éloquentes, elle est maintenant ouverte aux mineurs, fait son chemin au cœur même de la psychiatrie et certains veulent désormais y recourir comme un pis-aller. Tout cela sans que la Commission de contrôle chargée de vérifier le respect des balises « très strictes » prévues par le législateur n'ait jamais jugé utile de transmettre le moindre dossier à la justice. Le constat est cinglant : l'euthanasie est aujourd'hui entrée dans les mœurs, elle est présentée comme une « nouvelle liberté », revendiquée comme un droit. Et malgré toutes les bornes qu'on a voulu lui imposer, elle est désormais entrée dans une sorte de fonctionnement autonome, que rien ne semble pouvoir arrêter.
Un plaidoyer pour les soins palliatifs intégraux
Pour le docteur Van Oost, la priorité absolue doit rester celle de l'accompagnement, celle des soins jusqu'à la fin. L'euthanasie, qui est et doit toujours rester un échec, serait le prix à payer pour que tous les malades puissent avoir accès aux soins palliatifs. Quand il est désarmé, le médecin aurait en effet le devoir de rester auprès du patient et de l'écouter jusqu'au bout. Quitte à lui donner la mort si telle est sa volonté. Et à ritualiser cet acte, comme pour en effacer le côté transgressif. Et en sortir avec le sentiment du « devoir accompli », dans un sentiment « d'humanité extraordinaire ».
D'aucuns parlent aujourd'hui en Belgique de « soins palliatifs intégraux », comme un modèle de soins dont l'euthanasie est l'un des outils à disposition des médecins pour traiter des souffrances que rien d'autre ne semble pouvoir apaiser. Le docteur Van Oost s'inscrit clairement dans ce modèle, et semble vouloir y trouver un juste milieu entre les opposants – présentés comme doctrinaires – à toute forme d'euthanasie, et les autonomistes acharnés, pour qui la fin de vie est avant tout un choix, une « ultime liberté ». Pourtant, comme l'explique l'auteur à plusieurs reprises, introduire l'euthanasie dans les services de soins palliatifs ne s'est pas fait sans heurts, et pour cause. Au point que l'on sent une étrange volonté de se déresponsabiliser : « dans l'euthanasie, ce n'est pas moi qui tue mon patient, c'est la maladie ».
Prisonnière de sa logique, le docteur Van Oost fait curieusement abstraction de la violence que la banalisation de l'euthanasie exerce sur les soignants qui y voient un manquement inacceptable à leur mission. En s'engageant dans les soins de fin de vie, et singulièrement dans les soins palliatifs, où le curatif atteint ses limites, ceux-ci n'ont-ils pas aussi besoin de garde-fous qui les aideront à mener leur mission jusqu'au bout, en conformité avec leur engagement ? Et qu'en est-il des patients qui, nombreux, veulent être sûrs qu'ils trouveront dans ces soins un appui indéfectible, jusqu'à la fin de leur vie ? C'est peut-être là que se trouve l'écueil le plus grave de ce récit : laisser croire qu'euthanasie et soins palliatifs sont compatibles et même complémentaires. En s'introduisant au cœur même des soins palliatifs, l'euthanasie fait en effet sauter une protection essentielle pour les malades : l'assurance d'être dignes de la meilleure attention et accompagnés jusqu'au bout du chemin.
Médecin catholique, pourquoi je pratique l'euthanasie
En refermant le livre, on ne peut s'empêcher de se demander ce qui a pu pousser l'auteur à l'écrire. Indubitablement, au-delà du simple témoignage, l'auteur veut y trouver une forme de justification du choix qu'elle a posé en acceptant de pratiquer un acte dont elle dit qu'il « me blesse toujours ». Mais comment ne pas y voir aussi un manifeste en faveur d'une euthanasie « humanisée », d'une pratique qui voudrait nous obliger à « sortir des clivages simplistes du 'pour ou contre' l'euthanasie », comme le suggérait une journaliste du quotidien La Croix ? Or, sur un sujet aussi grave, peut-on réellement sortir des « clivages simplistes » ? Le docteur Van Oost nous apporte elle-même la réponse quand elle affirme que « l'interdit du meurtre est et doit rester un principe fondateur de la société ». Dire que le contexte de la fin de vie ne renvoie pas à ce principe n'y change rien. Que penserait-on d'une société qui abolirait la peine de mort, tout en se réservant le droit de l'appliquer dans certaines circonstances exceptionnelles ? Poser la question, c'est y répondre.
Et accepter l'euthanasie sans ouvrir les yeux sur son évolution constante et inquiétante, refuser de voir la banalisation dont elle est l'objet, ne pas accepter l'évidence qu'elle fragilise les personnes les plus vulnérables, au moment où elles ont le plus grand besoin d'être protégées, relève de l'aveuglement. L'expérience belge en est une preuve évidente.
Enfin, tout en acceptant d'intégrer l'euthanasie dans sa logique de soins, le docteur Van Oost reconnaît que quand elle la pratique, elle n'est plus dans le soin. Et donc plus dans sa mission. Réserver cette pratique au corps médical sous prétexte de compétence professionnelle ne revient-il dès lors pas à trahir gravement cette belle mission, qui est de « guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours » ? Désarmée face à la souffrance d'Albertine, Corinne Van Oost s'est demandée « qui étais-je, pour lui refuser la mort ? ». Mais qui étiez-vous surtout, docteur Van Oost, pour la lui donner ?