Déposé le 10/01/2014 à 19h12
Vous êtes vivant, et toujours parmi nous.
Quand je m'approche doucement de son lit, il ouvre les yeux lentement et sourit presque en me demandant : « est-ce que je suis mort ? » « Non, vous êtes vivant et toujours parmi nous. » Je ne peux réprimer un sourire ému.
Cela fait plus d'un mois que Monsieur V. est dans ce service de soins palliatifs pour l'ultime étape de son existence. Il est extrêmement lucide sur l'avancée inéluctable de sa maladie et l'issue fatale qui se profile. Mr V. attend la mort. Et l'espère même avec une certaine curiosité de sociologue. Lui qui a travaillé sur la question des flux migratoires, le voilà prêt à migrer définitivement vers un « autrement » que certains nomment « au-delà ». Pas de foi pour l'aider au passage, pas d'espérance pour le soutenir, seulement une curiosité toute simple : « c'est comment la mort ? »
En arpentant les couloirs silencieux et paisibles du service, le médecin que je suis ne peut s'empêcher de laisser remonter cette interrogation : « est-ce que je suis mort ? » Et ma réponse si audacieuse : « vous êtes vivant ». Combien de fois dans notre itinéraire humain n'aurions-nous pas à nous interroger de même : « est-ce que je suis mort ? »
Et cette réponse, « vous êtes vivant », procure-t-elle un joyeux soulagement ou une lassitude plus grande encore tant cela peut être fatigant parfois de vivre malgré tout ?
Oui, Monsieur V., où êtes-vous ? Vous êtes toujours membre à part entière de notre communauté humaine, époux aimé, père admiré, frère complice, porté par une histoire tissée d'enthousiasmes jubilatoires et d'épreuves chaotiques. Membre à part entière, et pourtant membre à part, déjà... Sur la berge, sur la marge, le corps devenu translucide à un esprit brillant. Un esprit qui lâche prise aussi comme on largue les amarres dans votre mer natale de Plomodiern.
Où êtes-vous ? Vos somnolences de plus en plus profondes semblent vous faire faire le va-et-vient entre le monde des vivants et celui des morts. Comme une accoutumance progressive à cette nouveauté qui vient : l'autrement.
Et je me dis : quel curieux métier que le mien ! Accoutumer les gens à la nouveauté qui vient et que je ne connais pas encore. Accompagner de la main la barque qui s'éloigne du rivage, sans la pousser, sans la retenir non plus. Accompagner seulement.
Au dehors, les rues de Paris s'agitent de turbulence et de frénésie. Ici, à l'intérieur, le temps s'étire, en un éternel présent. L'heure est profonde et lente. Monsieur V. vient de mourir.
Maintenant, il sait.
« Vous êtes vivant, l'Ami, et toujours parmi nous. »