Déposé le 02/04/2013 à 14h28 Réflexions de soignants
Après avoir travaillé une décennie dans un service d'onco-hématologie et dix autres années dans un service de soins palliatifs, je suis arrivé, en toute objectivité, à la conclusion que l'euthanasie ne constitue pas la réelle réponse qu'attendent les personnes malades en grande souffrance. Si le but de la médecine est de « servir la vie et de promouvoir la santé », il existe d'autres manières, plus citoyennes et plus responsables, d'y arriver que celle de supprimer la vie pour supprimer une souffrance psychique ou une douleur rebelle.
Je suis d'autant plus consterné aujourd'hui devant les propositions d'extension de dépénalisation de l'euthanasie, concernant les patients « déments » dans le cadre de la déclaration anticipée et les enfants souffrant d'une maladie incurable, étant dans une situation de souffrance inapaisable.
Je me pose plusieurs questions :
Quelle catégorie de personnes mettons-nous derrière le terme « démence » ?
Certaines littératures scientifiques évoquent trois types de démences : les démences acquises (accidents vasculaires cérébraux, complications de l'alcoolisme, certains cas d'épilepsie, de cancers et de maladies infectieuses, etc.), les démences à caractère génétique (maladies monogéniques telle la chorée de Huntington, etc.) et les démences multifactorielles (maladie d'Alzheimer, etc.).
D'autres distinguent les démences vasculaires, les démences dégénératives et les démences mixtes.
En fait, ce terme de « démence » recouvre tellement de réalités différentes qu'il risque d'être perçu, de manière très subjective, selon chacun, entraînant confusion et amalgame.
Je supervise, depuis 5 ans, des services de psychiatrie et j'y rencontre souvent des personnes démentes qui vivent dans « une autre réalité » que nous mais qui ne sont pas dans un état de souffrance intolérable ou d'angoisse face à la mort. Ces personnes, pour la grande majorité, sont en « demande de vie » et ont vraiment besoin qu'on leur montre, par un langage verbal et non-verbal, qu'elles restent des personnes dignes et respectables ; et même si nous ne sommes pas au même niveau rationnel, le message d'attention que nous leur apportons est bien compris et entendu au niveau émotionnel.
Finalement, quel regard la société porte-t-elle sur ces personnes dites démentes ?
A partir de quand estime-t-on qu'un patient atteint de démence pourra avoir recours à l'euthanasie ?
Comment estimer, de manière objective, l'évolutivité de la maladie ? En est-on au début, à la moitié ou à la fin ? Qui va l'évaluer et en fonction de quels critères ?
Ce projet d'extension ne risque-t-il pas d'ouvrir la porte à d'autres cas d'incapacité, proche de la démence, comme nous en connaissons en psychiatrie ?
Sachant que plus de la moitié des patients arrivent en unité psychiatrique, avec une perte d'élan vital, des idées suicidaires et de gros troubles de l'estime de soi, les risques de dérapages paraissent évidents, avec ou sans déclaration anticipée.
Est-on réellement convaincu que des pressions extérieures n'auront pas lieu ?
Même si nous savons que la définition légale, telle qu'elle est libellée, a permis, une fois pour toutes, d'éliminer de notre vocabulaire les expressions euthanasie « passive et active », ainsi que « volontaire et involontaire », le danger de pressions extérieures existe et je l'ai déjà rencontré. J'ai entendu des médecins, au cours de formations, affirmer qu'ils avaient augmenté les doses de morphine, dans l'intention de pratiquer une « euthanasie dite passive et involontaire », à la demande de la famille parce que celle-ci estimait que l'état cognitif du patient était trop altéré. Ce genre d'euthanasie n'est pas déclarée comme telle, bien sûr.
Une déclaration anticipée, sans limite dans le temps, n'est-elle pas inadéquate, empêchant une personne d'évoluer dans ses désirs profonds?
Ce qu'une personne pense à 50 ans, n'est pas forcément ce qu'elle pensera à 70.
Mon questionnement est encore plus fondamental : comment permettre à une « personne qui n'a plus conscience de sa propre personne » de prendre une décision de mort programmée, même si, dix ans plus tôt, elle a rédigé une déclaration anticipée ? Cette déclaration est-elle toujours fiable ? La personne ne peut-elle pas avoir acquis, avec l'âge, une autre vision du monde, de la fragilité et de la maladie ? Peut-être n'est-elle pas aussi malheureuse qu'elle ne le craignait ?
Dès lors, est-ce une autre personne qui va valider cette déclaration anticipée ? Allons-nous donc réhabiliter cette expression très malsaine d' « euthanasie dite involontaire », qui ressemblerait à s'y méprendre à un homicide volontaire ?
Quant aux enfants gravement malades et vivant de grandes détresses, la proposition est encore plus préoccupante. Nous n'avons plus à prouver que plus de 90% de toutes les douleurs peuvent être soulagées et que pour les 10% restants, nous pouvons induire une sédation ponctuelle ou intermittente pour soulager les patients, surtout les plus jeunes. Nous savons aussi combien l'entourage familial est nécessaire et indispensable à leur qualité de vie. Allons-nous demander aux parents l'autorisation de « tuer » leur enfant ou allons-nous le « tuer » indépendamment de leur volonté ?
Qu'entend-on par « enfant capable de discernement » ?
Cette expression, éminemment subjective, peut ouvrir la porte à toute demande, quel que soit l'âge. Il y a des enfants capables de discernement à 12 ans et d'autres qui en ont 50 et sont toujours dans une incapacité de discernement. Comment évaluer cette capacité de discernement, de manière rationnelle et objective ?
Doit-on informer l'enfant de la possibilité de se faire euthanasier ?
Comment l'enfant, du haut de ses 12 ou 15 ans, sait-il que l'euthanasie existe et qu'elle est dépénalisée sous certaines conditions ? Qui va lui en parler ? Les parents ? Les médecins ? Et comment ?
Serait-ce de cette manière : « Tu sais, mon garçon, si tu le désires, tu peux demander l'euthanasie... » ? Comment le dire autrement d'ailleurs ? Mais, outre le fait qu'une telle proposition est d'une grande violence, ne risque-t-on pas de cette façon d'induire une telle demande ?
Durant mes dix années d'onco-hématologie, nous recevions en consultation, une fois par semaine, des enfants de tous âges, souffrant de maladies plus ou moins graves. Jamais je n'ai lu, sur un seul de leurs visages, de la résignation et du fatalisme. Au contraire, j'ai toujours été très édifié par leur courage et leur joie de vivre...
Comment imaginer d'introduire le concept de l'euthanasie dans ce domaine où la vie est en bourgeon, même si elle est souffrante ?
Que fait-on des proches qui se sentent parfois complices de cette euthanasie ?
Je crois vraiment que nous parlerons bientôt du « syndrome du survivant » qui est déjà présent chez bon nombre d'adultes assumant très mal le décès d'un être cher par euthanasie.
Permettre à un enfant de demander l'euthanasie, tout en sachant que les parents auront à continuer à vivre avec ce constat de mort programmée, risque d'avoir de lourdes conséquences en termes de culpabilité et de responsabilité.
Enfin, j'entends très régulièrement, de la bouche de nos hommes politiques, que la santé coûte cher et je m'interroge... Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que ce refrain si régulièrement entendu aurait une influence sur la manière de prendre en charge les patients les plus souffrants de notre société ?
Le Sénat qui représente normalement « la sagesse » du pays aura-t-il suffisamment de discernement éthique et citoyen pour prévenir les dérives et éviter l'irréversible ?