Déposé le 19/05/2015 à 16h57 Témoignages
Cette grande dame est là depuis un mois. «Grande dame», parce qu'elle fait partie de ces femmes qui restent un peu à part, quelle que soit leur apparence. Même au fond d'un lit, en casaque froissée, pas coiffée ni maquillée, un tuyau d'oxygène dans le nez, elle garde un port de tête, un regard, une façon d'être qui vous met à distance.
De visite en visite, nous avons noué un début de relation, courtoise et pudique, dans laquelle madame T. est venue confier quelques bribes de sa vie.
Face à son lit, une photo en noir et blanc, d'un autre temps. Ses trois fils posant, le cheveu gominé, le sourire sage,... l'un d'eux les doigts dans le nez. « Il a toujours été le plus drôle celui-là... » Et un sourire de tendresse s'installe sur son visage.
- Je n'ai pas déjeuné tout à l'heure, mais maintenant j'ai faim ! J'aimerais un flan au caramel.
Je pars demander aux soignants qui me mettent en garde:
- Vérifie avec de l'eau d'abord ; si elle tousse, il vaudrait mieux éviter. Elle fait des fausses routes depuis quelques jours.
Je reviens avec mon flan, peu tranquille à l'idée de le lui proposer.
Maladroitement, je valide à nouveau sa demande, en la contrariant:
- Est-ce que j'ai une tête à ne pas savoir ce que je veux ?
Je lui rapporte quand même la réserve des soignants et lui propose d'abord de l'eau pétillante
- Prenez-la dans le frigidaire, elle sera plus fraiche.
Madame T. sait ce qu'il en est...
Après une longue installation pour qu'elle soit la plus droite possible, je lui tends son verre. Elle le porte à ses lèvres en me regardant du coin de l'œil... et tousse.
- Allons bon ! Je recommence !
Et elle reprend une grande gorgée qui m'inquiète.
- Ça passe ! me dit-elle triomphante.
Malgré mes réserves, et celles des soignants dont je lui ai fait part, rien ne l'arrête. Elle ouvre son flan d'un air déterminé et gourmand, et me lance un regard presque provocateur.
- Vous avez l'air d'avoir peur !
Je ne peux qu'être transparente et lui confier mon inquiétude à la voir faire une fausse route.
- Vous allez voir on va y arriver.
Le monde à l'envers... c'est elle qui m'encourage...
Je la regarde prendre méticuleusement une cuiller et la porter à sa bouche. Avaler semble vraiment difficile, mais elle est prudente. Elle sourit en me voyant inconsciemment déglutir, et s'amuse de ma crainte. Pourtant, par deux fois, elle s'arrête et me regarde l'air inquiet, prend de l'eau pétillante, ferme les yeux. Je cherche la sonnette du coin de l'œil, prête à appuyer...mais elle y arrive. Tout doucement. Une bouchée de flan, une gorgée d'eau gazeuse. Je sens ma respiration se bloquer malgré moi à chaque bouchée...
Elle pose enfin sa cuiller sur la table et s'essuie la bouche d'un air satisfait.
- Ca fait du bien ; je crois que vous pouvez vous rassoir.
Dans mon inquiétude, j'étais restée debout tout près de son lit, sans même en avoir conscience.
Madame T. repose sa tête sur l'oreiller. Elle me regarde en souriant. C'est le temps des confidences.
Elle me parle de sa vie, qu'elle relit avec une certaine sérénité et beaucoup de douceur dans la voix. La joie des enfants, des petits-enfants, son fils aux USA, ceux qui viennent la voir, ses peintures...
- En fait tout était facile comparé à mon divorce. Mon mari m'a laissée avec les trois tout petits, pour partir avec sa secrétaire. Comme ils font tous... coup classique... Il est parti du jour au lendemain, sans que je ne me rende compte de rien. Ça m'est tombé dessus comme une bombe. C'est ça qui m'a détruite. Complètement.
Rester seule, sans lui ; j'ai cru que je ne le supporterais pas, que j'allais mourir... Tout le reste à côté, c'était rien...
Elle ferme les yeux, et s'évade. En silence je la laisse partir.
On frappe à la porte ; madame T. tourne la tête et me sourit:
- Justement le voilà !
Un homme très élégant entre.
- Je vous présente mon ex-mari.