Déposé le 30/03/2015 à 12h16
Le premier âge de la vie est le plus plaisant, le plus aimable de tous, personne ne le conteste ; rien n'est aimé, dorloté, caressé, choyé comme l'enfance ; elle attendrit même le cœur d'un ennemi. D'où vient ce charme, s'il vous plaît, sinon de cette auréole de folie dont la nature prudente a orné les jeunes fronts, afin qu'ils puissent payer en plaisir les soucis de ceux qui prennent soin d'eux, et conquérir, par leur amabilité, la protection qui leur est indispensable ? — À l'enfance succède la jeunesse.
Que de grâces chez l'adolescent ! aussi comme tout le monde l'accueille avec sympathie, l'aide avec empressement et lui tend une main bienveillante ! D'où vient donc cette faveur ? De mon influence magique qui, en entretenant chez lui une douce folie, le rend plus aimable. Je serais incomplète si je n'ajoutais qu'aussitôt que l'âge s'avance, l'usage du monde, certaines conventions réputées sagesse chez les hommes, y aidant, la beauté s'altère, la gaieté s'éteint, l'élégance s'efface, la vigueur diminue. À mesure que les hommes s'éloignent de moi, la vie se retire d'eux ; et ils touchent bientôt à la vieillesse grondeuse, à cet âge importun à soi-même et aux autres, que les hommes ne pourraient supporter si, là encore, je ne leur venais en aide.
Comme les dieux des poèmes antiques qui, dans les périls pressants sauvaient leurs protégés à l'aide d'une métamorphose ; autant qu'il m'est possible, je ramène à l'enfance le vieillard penché vers la tombe : de là, cette habitude populaire de les appeler vieux enfants. Je ne fais pas mystère de ma manière d'opérer, je conduis simplement mes gens à la source du Léthé, aux Îles Fortunées (car il n'y a aux Enfers qu'un petit bras de ce fleuve), et là je leur fais boire à longs traits l'eau d'oubli, qui dissipe leurs soucis et leur donne une nouvelle enfance. Mais on m'objectera qu'après cela ils divaguent et battent la campagne. Par Hercule ! je le sais bien ! — Mais c'est par là qu'ils reviennent à l'enfance ; le propre de cet âge n'étant autre que de divaguer et battre la campagne ; et la Folie, nous l'avons montré, en constitue le plus bel ornement !
La sagesse de l'âge mûr se greffant sur l'enfance produit un monstre, et le proverbe latin a raison de dire : « Je n'aime pas qu'un enfant soit un homme. »
Je ne sais rien de fatigant comme le commerce et la société d'un vieillard, qui avec son expérience de toutes choses, a conservé la vigueur de son intelligence et la netteté de son jugement. Il y a donc bienfait de ma part à faire radoter la vieillesse. Je la mets d'ailleurs par ce moyen à l'abri des tourments que le sage même ne peut éviter, ce qui ne l'empêche pas cependant de fêter la dive bouteille. À l'abri désormais du dégoût de la vie, que l'âge le plus vigoureux supporte à grand'peine, le vieillard en revient même parfois à épeler le mot aimer, comme le barbon de Plaute ; trop heureux alors de n'avoir plus son bon sens !
En somme, grâce à moi, le vieillesse est exempte de chagrins, agréable à ses amis, et bienvenue dans toutes les fêtes. Voyez chez Homère, les lèvres d'Achille ne distillent que le fiel, tandis que de la bouche de Nestor les discours s'épandent aussi doux que le miel ; et les anciens guerriers, assis à la porte de Scée, s'abandonnent à des entretiens pleins de calme. De ce côté, la vieillesse l'emporte sur l'enfance, âge heureux, mais privé de ces longues causeries qui ajoutent tant de charmes à la vie. Il est bon d'observer que les vieux raffolent des enfants et les enfants des vieux, sans doute parce que, comme le dit le poète : les dieux se plaisent à rapprocher les semblables. La seule différence entre ces deux extrêmes, ce sont les rides de l'un et les longues années qu'il compte ; pour le reste, tout est pareil entre eux : cheveux peu colorés, bouche édentée, formes incomplètes, gourmandise de laitage, bégaiement, intempérance de langue, niaiserie, faiblesse de mémoire et défaut d'attention. Plus l'homme s'avance vers sa fin, plus la ressemblance se confirme, jusqu'à ce que tout à fait comme l'enfant, le vieillard, sans regrets de la vie, sans crainte de la mort, émigre vers un autre monde.
– Extrait de l'Eloge de la Folie